Justine avait 18 ans lorsqu’elle a rencontré Alex. Il avait la fin-vingtaine. «C’était un gars très bien», m’assure-t-elle. «C’était pas un bum ou un gars dégueu.»
Elle insiste, parce qu’elle sait que sachant ce que je sais, je pourrais être portée à croire qu’Alex était une «mauvaise personne». Parce que je sais que lorsqu’ils étaient ensemble, Alex a obligé Justine à avoir des relations sexuelles avec lui tous les jours de leur vie, sans répit, pendant quatre ans.
Un an de baise continu s’est écoulé avant que Justine propose de diminuer la cadence de leurs relations sexuelles.
Dans le bar où je la rencontre, derrière son verre de Chardonnay, Justine me dit que sa relation avec Alex était en fait une très belle histoire. Elle avait tripé sur lui pendant des mois avant qu’ils entament une relation amoureuse. Au début, c’était magique. Il avait tout le temps envie de faire l’amour, mais elle aussi. Alors ils couchaient ensemble tous les jours.
«Au bout d’un an, tu te tannes. C’est bon, là. C’est ben cool, mais on va se calmer.»
Mais Alex ne voyait pas les choses de la même manière. Alex refusait catégoriquement de laisser une journée passer sans sexe. Menstruée ou pas, mi-session ou pas, grosse journée ou pas, Alex voulait que Justine couche avec lui. C’était non-négociable. Alors Justine a continué à coucher tous les jours avec lui.
«Je n’avais pas de pause. C’était tout le temps. Il fallait que je sois malade pour qu’il me laisse tranquille.»
Au bout d’une autre année, elle a recommencé à se plaindre ouvertement du rythme imposé par Alex. Mais il n’a pas flanché à ce moment-là non plus. Il a plutôt commencé à dire à Justine, lorsqu’elle se plaignait ou lorsqu’elle tentait de le repousser, qu’elle avait un problème. «Il me disait : ´T’as pas de libido, t’as pas d’hormones, c’est pas normal que tu veuilles pas faire l’amour.» Ou il boudait. Alors Justine a continué à coucher tous les jours avec lui.
«C’est sûr que c’est facile d’y croire. Tu te dis que c’est toi le problème. Ça suck.»
Il faut dire que la jeune femme avait aussi à l’époque des insécurités qui la prédisposaient à se plier à la volonté de son copain. Alex était un grand consommateur de pornographie. Un très grand consommateur. Et cela déplaisait à Justine. Elle avait l’impression de faillir à son rôle de bonne blonde si son amoureux ressentait le besoin de regarder de la porno. Alex le savait et il capitalisait sur cette insécurité pour obtenir ce qu’il voulait d’elle. Il lui disait que s’il était satisfait, il ne regarderait pas de porno. Alors Justine continuait à coucher tous les jours avec lui.
«Cette idée-là était ultra présente. L’idée que sa sexualité dépendait de moi.»
Mais Justine ne ressentait plus de désir. Faire l’amour était devenu une corvée routinière, prévisible, fixée à l’agenda.
«C’était rendu comme me brosser les dents. Avant d’aller me coucher, je me brossais les dents, je fourrais, puis je me couchais.»
«À un moment donné, tu n’as plus de désir, parce que, seigneur, ça n’a pas de bon sang! Tu le fais tout le temps : c’est plate! Puis c’est là que j’ai commencé à avoir mal quand on faisait l’amour.»
«Je n’avais plus de lubrification, je n’avais plus de plaisir, ça faisait mal, ça chauffait…», élabore-t-elle devant mon air interloqué.
Justine m’explique que ses relations sexuelles étaient selon elle devenues douloureuses pour des raisons psychosomatiques. «Mon corps ne voulait plus, mais quand, moi, je l’exprimais, les arguments d’Alex que : ´c’est pas normal… t’aimes pas le sexe… dans les autres couples c’est comme ça…´ ça me travaillait tellement que je finissais par dire oui. Mais mon corps, lui, ne voulait rien savoir.»
«Il fallait trouver un moyen pour que ça rentre.»
Lorsque je lui demande ce qu’elle et Alex ont fait devant ce problème, Justine me répond que la solution a tout simplement été de recourir au lubrifiant.
Une claque dans la face
Après la rupture, Alex a demandé à Justine de faire une thérapie de couple. Pas pour qu’ils reviennent ensemble, mais pour comprendre pourquoi leur couple n’avait pas marché. Il voulait faire une sorte de post mortem de leur relation. Elle a accepté.
Au bout de quatre ans, Justine a laissé Alex.
Lors de la thérapie, Justine a expliqué qu’elle n ’en pouvait plus de faire l’amour tous les jours. Elle a résumé toute l’histoire à la thérapeute, elle a parlé de la manière dont Alex réagissait lorsqu’elle ne voulait pas baiser et les raisons pour lesquelles elle pliait. La conclusion de la thérapeute a été très claire : Alex avait abusé de Justine.
«Je l’ai vu prendre le coup. Ça a été les crises de larmes, puis les : ´My God qu’est-ce que j’ai fait?´ Cet homme-là n’a jamais pris le recul nécessaire pour voir ce qu’il avait développé.»
«On n’avait jamais eu de chicanes là-dessus. Je peux comprendre que ça a été une claque dans la face pour lui quand la psychologue lui a dit : ´Voyons donc, qu’est-ce que tu faisais?´ Parce que, moi, je ne lui avais jamais dit : ´Voyons donc, qu’est-ce que tu fais?´.»
En finissant son verre de vin, Justine me dit qu’elle conçoit tout à fait que certains couples peuvent vouloir faire l’amour tous les jours sans qu’un des partenaires soit en train de manipuler l’autre: «Si c’est ce que tu veux, c’est cool. Mais ce n’était pas ce que je voulais, et je ne savais pas que j’avais le droit de dire non sans me faire répondre que je n’avais pas de libido puis que j’étais pas normale.»
«Après ça, tu deviens assez autoritaire sur ton propre corps. C’était un apprentissage à la dure.»
Aujourd’hui, Justine ne s’en laisse plus imposer. Mais elle déplore qu’il y ait une pression sociale sur les personnes en couples, en particulier sur les jeunes femmes, qui leur inculque l’idée qu’elles sont responsables de la libido de leur partenaire. «Si ton chum veut du sexe, donne-lui-en, parce que sinon, iiiish! Dieu sait ce qui pourrait arriver!», ironise-t-elle.
Détecter l’abus
J’ai posé la question à la sexologue Sophie Morin, qui travaille sur la manipulation et la violence psychologique.
La manipulation est une forme de séduction où la personne manipulatrice arrive à convaincre l’autre d’agir contre sa volonté en lui faisant miroiter que c’est dans son intérêt, m’explique Sophie Morin. Par exemple :
Vous n’aimez pas une pratique sexuelle et vous le dites. Or, vous ne savez pas trop comment c’est arrivé, mais votre partenaire a réussi à vous faire changer d’avis et ça vous laisse un drôle de sentiment; Votre partenaire ne semble pas se soucier de votre confort. S’il voit que vous semblez inconfortable ou éprouver une certaine douleur, il tentera peut-être de vous dire que ce n’est “pas si pire”, que la douleur diminuera avec le temps plutôt que d’arrêter;
Comment peut-on reconnaître un abus au lit lorsqu’il n’y a pas de viol? Lorsqu’il y a consentement, mais que ce consentement est donné à contrecœur?
Votre partenaire pourrait sous-entendre que vous n’êtes pas normal ou que vous avez un problème si vous n’aimez pas une activité sexuelle en particulier. Il pourrait vous convaincre de réessayer pour apprendre à aimer la pratique. Il pourrait aussi vous dire que c’est pour que vous deveniez un meilleur amant; Votre partenaire pourrait laisser entendre que vous n’êtes pas une vraie femme/un vrai homme/que vous n’êtes pas cool si vous refusez une pratique.
«Les personnes manipulatrices dans la chambre à coucher utilisent un plus ou moins grand niveau de violence psychologique pour mieux manipuler l’autre. Alors que parfois, la manipulation sera bien construite et vous aurez l’impression d’avoir parfaitement donné votre accord, à d’autres moments, la personne basculera dans la violence psychologique ou verbale si elle n’a pas réussi à obtenir ce qu’elle souhaitait avec la manipulation», poursuit Sophie Morin.
Par exemple :
Votre partenaire ne se soucie pas de vos limites, ne cherche pas à les connaître; Votre partenaire fait du chantage pour vous amener à adopter certaines pratiques sexuelles; Votre partenaire vous fait des commentaires humiliants; Votre partenaire va tenter de faire naître de la jalousie chez vous en menaçant d’aller chercher ce qu’il veut ailleurs; Votre partenaire boude lorsque vous refusez de faire ce qu’il veut.
«Dans les deux cas, que la personne utilise la manipulation ou une forme de violence plus équivoque, elle ne vous voit pas comme un humain à part entière, mais comme quelque chose qui va l’amener à se satisfaire sexuellement», observe la sexologue.
Or, tout le monde a le droit d’avoir des limites, de les exprimer et de les voir respectées, au lit comme dans la vie.
Peu importe ce que l’on voit dans l’univers sans limites de la porno, et peu importe ce que la culture du viol tente de nous faire croire. Personne ne devrait jamais se sentir obligé de se commettre sexuellement lorsqu’il n’en a pas envie. Parce qu’on est en 2015, et que le sexe n’est pas un devoir conjugal.
***Ajout de l’auteure: La raison pour laquelle je n’écris pas qu’il s’agit de viol, c’est parce que Justine m’a clairement dit que ce n’en était pas. Elle donnait son consentement : c’est ce qu’elle m’a dit. De la même manière qu’il faut croire les femmes qui disent qu’elles ont vécu un viol, je considère qu’il faut aussi croire celles qui disent qu’elles n’en ont pas vécu. Ceci est un cas sensible, mais Justine est une jeune femme très lucide, je me fie donc à son interprétation de la situation.
Pour approfondir vos connaissances sur la sexualité, ne manquez pas, dès janvier, l’émission Sexplora, diffusée à Explora.