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“Suis-je amoureux?”
– Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
Mine de rien, c’est une question aussi simple que fondamentale que pose M. Barthes. Et c’est précisément le genre de question qui prive de sommeil. Plus que l’éventualité de revoir un Valois sur le trône de France. (Ça par contre, j’imagine que je suis seul.)
Suis-je amoureux? Comment y répondre?
Ma réponse commence doucement par un “Euh… Salut?” en réaction à mon “Bonsoir, comment allez-vous?” directement importé de 1882.
Ma réponse commence aussi par la peur. Dès notre premier dialogue, nous nous sommes effrayés pour ne jamais avoir à nous fuir.
Pour la terrifier, j’avais l’embarras du choix. Allais-je lui raconter ma phobie des germes et lui dire “Tu regarderas le film L’Aviateur et prendras des notes. Ça risque de m’arriver…” Irais-je dans un karaoké pour chanter des chansons en hébreu? Le suspense était entier.
J’ai choisi de lui exposer mon obsession pour Titanic. Elle a voulu l’écouter avec moi. En mode intégriste en plus… C’est-à-dire VHS, voix de Joël Legendre et cérémonial du passage de l’excellente cassette 1 à l’encore meilleure cassette 2.
Sans broncher, elle m’a écouté débattre seul et regardé taper du pied pendant la danse des pauvres. Elle a vu mon autel dédié à Leo et, contrairement au malheureux qui s’assomme sur la pale d’hélice, elle a survécu.
Pour m’apeurer, elle m’a raconté qu’elle devrait s’absenter quelques centaines de jours pour parfaire son éducation loin d’ici. Elle s’est montrée rassurante, mais je n’ai pas eu sa bravoure. J’ai simulé le courage et dit un “Ah! Super… Tant mieux!” Le mirage de mon assurance eut été parfait… Si ça n’avait été de mon petit rire nerveux et ma cheville en convulsion.
Je me sentais coupable. Je comprenais qu’elle devait partir, que c’était la meilleure chose pour elle. Mais, j’étais triste. Je la voulais avec moi, pas dans un mauvais remake de L’Auberge espagnole (colocataires européens lourds et appartement sale inclus).
Je me souviens de la regarder partir.
D’être comme Jack voyant Rose descendre dans son canot. On se dit: “Ça va, je m’arrangerai seul…” Mais on se dit aussi: “Il me semble que ça serait mieux à deux”. Dans le film, Rose saute pour rejoindre Jack. Dans ma version, personne n’a sauté. J’ai regardé le long fade out de sa disparition vers l’ouest. Je l’ai regardée jusqu’à ce que le petit point qu’elle était devenue se confonde avec l’horizon. Même Jack n’aurait pas fait ça!
Suis-je amoureux?
C’est une étrange sensation parce que, malgré la tristesse du départ, il y a une certaine excitation. Elle est comparable à celle que l’on vit à l’orée des vacances. On se concocte une infinité de projets et de plans question de combler le vide. Mais ces projets sont comme le “suicide” de Rose. Malgré l’intention, on sait que ça ne se fera pas.
Suis-je amoureux?
Ma réponse se définit à travers l’impression d’éloignement. J’expliquais à ma meilleure amie psychologue qu’être éloigné donne l’impression de cuisiner avec de longs instruments de quatre pieds. Les tâches sont faites. Mais, elles sont imprécises. On ne sent rien. L’anticipation devient difficile et on se retrouve souvent à gérer des dégâts aux lourdes conséquences. Elle a compris, même si cette explication donne l’impression d ’un mauvais jeu de télé japonais.
Bien sûr, nous nous parlons quotidiennement. Après les classiques “Et puis ta journée…” si souvent prononcés par nos mères après l’école, la conversation prend une tournure inhabituelle. On ne se parle de rien. Nos phrases se ponctuent de “Te souviens-tu…” et de “On fera…”. Rarement abordons-nous le présent puisque, malgré les quelques textos et Skype chambranlants, il est vidé de l’autre.
Nous nous balançons entre le passé et le futur; les seuls endroits où nous sommes ensemble.
J’ai l’impression d’être un grain de sable au milieu des deux bulbes d’un sablier.
Le présent me passe dessus pendant que je suis suspendu entre le passé et le futur. Au fond, j’attends que le temps passe. J’attends qu’on puisse s’emmitoufler dans nos bras.
À sa question “Suis-je amoureux?” Roland Barthes répond “Oui, puisque j’attends.”
Alors, suis-je amoureux?
Je laisse mon attente répondre à la question.
Aujourd’hui, je suis très occupé, mais mon temps est en suspens et mes nuits sont vides.
Selon Google maps, 1359 km séparent ma main de la sienne.
1359 km… Ça commence à faire compliqué de Communauto.
1359 km… Il suffirait de tomber sur un fanatique du Moyen-Âge à l’hygiène conséquente pour que ça fasse pénible de Amigo express.
1359 km…
Une moitié d’Amérique pour une caresse.
C’est dur.
Quand ce l’est trop, je regarde vers l’ouest et je souris.
Je la sais là-bas, quelque part, à l’autre bout de mon regard.
Et j’attends.