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Quinze jours, c’est le temps qu’on m’a donné pour me forger un nouveau moi pour le spécial Anonymat : faux diplômes, carte de bibliothèque, permis de conduire, je devais devenir un autre, preuves à l’appui. On m’a donné le choix des armes, à moi de trouver comment j’allais y arriver. J’ai passé l’âge d’avoir besoin de fausses cartes, mais parce que je suis aussi intrépide qu’inconscient, j’ai tout de suite dit oui. Immédiatement après, ça s’est gâté.
Mon nom est Sergio McSwiffer, et je suis un Lituanien de 82 ans. Vous ne me croyez pas? Attendez que je vous montre mon permis de conduire de la république de Lituanie. Oui, monsieur. Pas convaincus? Peut-être qu’un passeport australien ferait la job? Sur celui-là, je m’appelle Arthur Guinness. Il y a aussi mon permis de conduire de l’Illinois, où on me présente comme Benjamin Linus.
Il y a deux semaines, j’étais Éric Samson, né en 1980 à Montréal, 1,65m, ayant un penchant pour les pâtes à la carbonara. Maintenant, j’ai au moins quatre identités distinctes. Pis ça ne m’a même pas coûté cher. Voici comment j’ai réussi à me transformer en ce que je ne suis pas.
La filière classique
Je commence mes recherches en demandant conseil à une amie qui traîne parfois avec des gens qui ont des manteaux de cuir, du gel dans les cheveux, des accents un peu menaçants et des noms comme Pavel. Le genre de personne que tu aimes mieux avoir de ton bord.
Elle m’avait déjà raconté que Pavel avait volé à la rescousse d’un de ses amis qui avait eu un peu de problèmes avec la police – en fait, son problème était surtout qu’il aimait beaucoup conduire sa voiture, des fois un peu vite et sans toujours regarder les panneaux, mais qu’il n’aimait pas vraiment payer ses contraventions. Alors un jour, il s’est ramassé derrière les barreaux… sauf qu’il ne venait pas d’ici, l’ami. Et Immigration Canada n’aime pas trop voir « six mois en taule pour contraventions impayées » sur ton CV, quand vient le temps de renouveler ton visa. Alors quand il est sorti, Pavel est venu le chercher à Bordeaux et lui a donné une petite enveloppe, qui contenait un nouveau numéro d’assurance sociale, un nouveau permis de conduire, une nouvelle carte d’assurance-maladie.
J’essaie d’entrer en contact avec Pavel : quelques messages Facebook, avec mon amie comme entremetteuse, évidemment, parce qu’on n’approche pas de gens comme lui sans se faire présenter. Pas de réponse. Je me rends même dans des bars où je pense avoir des chances de le croiser. Rien à faire. Peut-être que si j’avais des contraventions impayées et que j’étais un immigrant illégal, ça passerait mieux pour Pavel…
C’est là que je me rends compte que passer par des gens louches d’Europe de l’Est, c’est un peu comme chercher un appartement dans les petites annonces de La Presse, quand on ne sait pas que Kijiji existe. C’est long, ça ne marche pas toujours, et ça n’a finalement pas vraiment changé depuis 1947.
Parce que le temps presse pis que Pavel est pas fort sur le retour d’appel, je me tourne vers ce lieu étrange qu’on appelle le deep web.
Le backstore du web
Le deep web a surtout fait les manchettes récemment parce que c’est l’endroit où Internet reste encore le Far West. On peut y acheter toutes sortes de choses : du crystal meth, de la porno allant de légale à horrible, des fusils, et même des gens qui peuvent manier les fusils pour toi, si tu ne te sens pas très DIY. En gros, la seule limite est l’imagination du client. Si ça se vend, ça se vend sur le deep web. Et s’il y a de la demande, tu peux être certain qu’il va y avoir quelqu’un, quelque part, qui veut la satisfaire.
La méthode est simple : on télécharge Tor et on entre l’adresse du site auquel on veut accéder. Il n’y a pas vraiment de Google sur le deep web, mais il y a quelques pages dans le web “normal” qui ont des listes de sites, alors c’est par là que je commence.
Ces index sont pratiques parce que, quand vient le temps d’acheter des choses plus ou moins légales, on s’entend que les autorités essaient assez rapidement de te mettre le grappin dessus, et de faire fermer la patente. Le plus gros marché du genre s’appelait Silk Road et quand les Américains ont fini par arrêter son grand manitou, qui répondait au doux sobriquet de Dread Pirate Roberts, après deux ans de démarches, ils ont aussi saisi des Bitcoins valant à peu près 28 millions de dollars.
Bitquoi? Bon. Vous comprendrez qu’on n’achète pas un faux passeport (ou une once d’opium) avec sa carte de crédit. “Pour tout le reste, il y a MasterCard” a quand même ses limites. Toutes les transactions sur le deep web se font en Bitcoins, une monnaie virtuelle qu’on peut acheter un peu partout en ligne et qui devient automatiquement presque impossible à retracer. On peut même s’en procurer dans certains bureaux de change à Montréal et dans d’autres grandes villes.
C’est ce que je fais : je me rends à un guichet bancaire spécial du centre-ville de Montréal où j’insère des billets de $20. La machine me demande de lui montrer mon cellulaire. Un gentil monsieur se tient à côté du guichet automatique, prêt à tout enseigner aux néophytes, et m’explique que je dois installer un programme de portefeuille pour mes Bitcoins, sur mon cellulaire. C’est gratuit. BEEP : l’argent est numérisé et transféré dans mon portefeuille numérique. Je viens de numériser 200$.
Je transfère cet argent numérique à un des sites spécialisés en blanchiment de Bitcoins : je n’ai pas envie que les autorités remontent à mon numéro de cellulaire, gardé en mémoire par les gens qui m’ont vendu le Bitcoin original. L’opération est assez simple, mais ça me coûte 3% de la somme. Une fois l’argent devenu bien intraçable, je trouve l’adresse d’un des successeurs de Silk Road. Après la descente qui a mené à la fermeture du géant, plusieurs autres marchés ont vu le jour, le plus grand et populaire d’entre eux est Silk Road 2.0. Le patron s’appelle encore Dread Pirate Roberts, mais ce n’est plus le même homme : il s’agit d’un de ses lieutenants. Ou une. Ou plusieurs. Vous comprendrez qu’il ne met pas sa photo en ligne, l’air satisfait, sur sa montagne d’argent faite de commissions sur les ventes de dope du monde entier.
Entrer par la petite porte
Avant de poursuivre plus avant mon exploration des ruelles du web, il faut que je prenne certaines précautions importantes. Si la gang de Pavel ne m’inspirait pas confiance, là, je me dirige en plein dans l’équivalent numérique du bazar interlope de Hong Kong. Tout peut arriver… et comme ma vie au complet est à peu près sur mon laptop, j’ai pas exactement envie de voir quelqu’un s’emparer de mon mot de passe AccèsD ou des emails que j’échangeais avec mon ex.
Je formate mon disque dur et j’installe Linux. Je prends soin de mettre du ruban sur ma webcam, parce que ça peut s’allumer à distance sans avertir, ces petites bêtes-là. Et ça peut rester allumé, longtemps après. Ah, et je me connecte au WiFi de ma sympathique voisine. (Idéalement ma voisine n’est pas abonnée à Urbania. Si oui, je m’excuse si jamais tu as eu de la visite de gentils messieurs avec des vestons noirs et un mandat… Je t’en dois une.)
Je suis fin prêt à faire mon entrée sur Silk Road 2.0. Je me crée un code d’utilisateur. J’entre un mot de passe. J’entre un NIP. Personne ne me demande mon email.
Je clique sur “Entrer” en avalant de travers.
Je me ressers un scotch.
Je suis entré. Mon laptop n’a pas implosé, et INTERPOL n’est pas en train de débarquer chez moi (ou chez ma voisine). Enfin, pas que je sache. J’essaie de respirer. J’ai l’adrénaline dans le tapis.
Bienvenue sur le wrong side of the tracks
Le site ressemble à une version moins agressante de eBay. À gauche, un menu bien clair. Des catégories. Sauf qu’au lieu d’avoir “Appartements”, “Voitures” et “Cartes de hockey”, les sections sont plutôt : “Stimulants”, “Opiacés”, “Erotica”, et celle que je cherche :
“Contrefaçons”. Clic.
C’est classé par prix. Les contrefaçons les moins chères qu’on y trouve sont des livrets de faux coupons-rabais, classés par thématique : 500$ de rabais sur des produits ménagers, de l’épicerie, des trucs de bureau. On offre aussi des accès à Netflix “valides à vie”. Je passe rapidement.
Des faux billets. Ça va des dinars aux euros. On me garantit que ça fonctionne partout : dans les distributrices, dans les banques, dans les parcomètres. Peut-être même pour acheter des Bitcoins. Je continue mon chemin, même si j’avoue être un peu tenté.
Ah, voilà.
“Australian ID scan”. Pour environ $420 (les Bitcoins ont un taux de change variable, comme n’importe quelle monnaie), on me promet une reproduction convaincante d’un kit complet de cartes d’identité australiennes, livrées en JPG dans ma boîte de messagerie interne du marché, en 48 heures ou moins. Ça y va aux toasts, chez les fraudeurs. Je me dis qu’ils pourraient donner des leçons d’efficacité à Passeport Canada. Je peux donner le nom, la date de naissance et l’adresse que je veux. Pour toute transaction nécessitant une photocopie d’une pièce d’identité, ça fait la job. Le forfait inclut un passeport, un permis de conduire, une carte d’assurance-maladie et une facture de l’équivalent australien d’Hydro-Québec. Plutôt complet, donc. Je pourrais me magasiner un condo à Sydney, mais ça ne me suffit pas. J’ai envie d’avoir quelque chose de tangible, plus qu’une job de Photoshop, aussi interlope soit-elle. Je continue.
Je décide d’essayer de trouver une identité véritable et concrète. En trois minutes, j’arrive sur le site d’un Français du nom de Nathan, qui vend des identités complètes pour 20 euros. On peut chercher par pays : je cherche un Canadien. En deux clics, la photo de passeport d’un quarantenaire bedonnant et moustachu apparaît. Il s’appelle PI***** OUE*******, et on voit sa date de naissance et les documents disponibles (un scan de passeport canadien, avec une étampe de permis de séjour en terre française). Nathan doit travailler aux douanes ou dans un ministère de l’immigration quelconque. Je peux télécharger un JPG du passeport de Pierre Ouellette (selon toute vraisemblance) pour 15 euros. Mais ce n’est pas ce dont j’ai envie : je veux me créer une personne de toutes pièces, pas voler l’identité d’un autre. De toute manière, je ne ressemble pas pantoute à Pierre Ouellette.
Je continue mon magasinage. Sur un autre site, un neurochirurgien offre de me rédiger un rapport d’examen de résonance magnétique officiel ne démontrant aucun problème neurologique grave, mais assez hors-norme pour me permettre de recevoir des prescriptions pour divers médicaments : il suffit de demander une condition médicale particulière pour recevoir un relevé sur mesure. Je crois pouvoir trouver de meilleures manières d’investir $350.
Retour à Silk Road. Cette fois-ci, j’entre directement dans la sous-section “Contrefaçons physiques”.
Trois vendeurs se font compétition pour offrir des permis de conduire de tous les États américains. Cette semaine, un permis de conduire de Californie est en spécial à $160. On dit qu’il passe tous les tests : hologramme, ultraviolet, et même le scan du code-barres qui y est inscrit. D’autres États moins regardants sur la sécurité offrent donc aux faussaires une avenue plus économique. Par exemple, pour le New Jersey, ça joue autour de $120. Encore là, même principe : je dois envoyer une photo passeport, avec les informations personnelles nécessaires et un scan d’une signature, faite au Sharpie sur un bon papier blanc, me suggère IDs4Less, pour que ça se numérise bien. On me promet un envoi entre 3 à 5 jours ouvrables, par FedEx. On m’offre même une deuxième carte pour 40$. Un “deux pour un” sur les faux permis de conduire. Ça ne s’invente pas.
Je poursuis ma quête. Beaucoup de cartes lithuaniennes sont proposées par le même vendeur, ayant flairé la bonne affaire depuis que la Lituanie fait partie de l’Union européenne. Un passeport se vend environ 2000$, et un kit complet de passeport, carte d’identité et permis de conduire au même nom, pour 3000$. Une carte de résidence française sur mesure est offerte pour 1500$. Je suis vraiment étonné de voir à quel point c’est pas si cher et accessible. L’image qui accompagne l’article en vente est celle d’une carte de résidence arborant la photo et le nom de Michael Jackson. Tout semble rigoureusement authentique. “Veuillez inclure toutes les informations : nom, date de naissance, lieu de naissance, adresse, ville et code postal, sinon j’en assignerai au hasard”, dit le vendeur comme un professeur de chimie voulant que chaque élève se trouve un partenaire de labo au début de l’année scolaire.
Je me décide pour un permis de conduire de l’Illinois. Ça me semble à la fois économique et expéditif. Pis c’est beau, l’Illinois, non? Une fois la transaction mise en branle, les fonds sont déduits de mon portefeuille virtuel et placés dans un compte détenu par Silk Road. Quand j’aurai bien reçu ma commande, je donnerai le OK et le vendeur recevra le dépôt. Je chiffre mes informations et je les envoie à IDs4Less. Je prends une photo qui semble vaguement passeport-esque dans mon appartement (pour une fois que ma procrastination à peinturer les murs blancs me sert!) et je télécharge ça sur un site d’hébergement d’images gratuit. Le tout prend moins de cinq minutes. On me donne même l’adresse d’un site qui va générer un numéro de permis de conduire qui correspond à mon nouveau nom, ma nouvelle date de naissance et ma nouvelle adresse, toutes des données inventées. J’ai par contre pris soin de choisir une adresse existante en banlieue de Chicago et de trouver le bon zip code. Rigueur.
Tout ça fonctionne sur l’honneur : c’est sûr que t’appelles pas la police pour te plaindre de n’avoir pas reçu ton faux passeport. Un forum est mis à la disposition des acheteurs potentiels pour discuter de la qualité du service et des produits offerts par divers vendeurs. IDs4Less est coté 95%. Mon Australien de tantôt est à 87% : y paraît que certains clients n’ont jamais reçu leur marchandise. De l’autre côté, les marchands ont aussi leur liste noire partagée, où ils entrent les noms de clients qui ont reçu leur commande sans libérer les fonds. J’ai fait affaire avec un vendeur établi au taux de satisfaction très élevé. Je suis étonnamment en confiance. L’attente commence.
Se rappeler l’existence des douanes
Cinq jours plus tard, je reçois un message, sur mon compte Silk Road. C’est IDs4Less qui me donne un numéro de repérage DHL. Je l’entre dans leur site : mon paquet est en route. À partir de Kuala Lumpur. Apparemment, mon permis de conduire de l’Illinois est Made in Malaysia.
Au même moment, mon amie Anne-Marie me raconte qu’elle s’est fait livrer des robes via Topshop et qu’elle a dû payer 40$ de frais de douanes.
Je les avais oubliés, eux.
J’essaie de ne pas (trop) hyperventiler. Après tout, IDs4Less était coté “Excellent camouflage” sur le forum de Silk Road. Mais si les douaniers inspectent un paquet de robes en provenance du Royaume-Uni, j’ai de la misère à croire qu’ils vont laisser passer un permis de conduire venant de Malaisie. Je recommence à avoir chaud.
Kuala Lumpur, Honk Kong. Le lendemain, Cincinatti, Dorval. Le jour suivant: ça sonne. On me tend une enveloppe de documents, 8,5 x 11, un demi-pouce d’épais. Cachée entre quelques dizaines de pages d’un manuel d’instruction pour un électroménager quelconque, une petite pochette de carton contient le précieux butin: un authentique faux permis de conduire de l’Illinois. Tout y est: les hologrammes, les impressions UV, la mention que je suis un donneur d’organes… La qualité est indéniablement bonne. Je ne me risquerai pas à passer les douanes avec ça, mais uniquement parce que le numéro de série ne se retrouve pas dans les bases de données. Sinon, c’est tout ce qu’il y a de plus réaliste.
Je suis probablement fiché sur quinze listes suspectes à la GRC, maintenant. Je tiens par contre à remercier mon facteur de ne pas s’être étonné que je reçoive des enveloppes adressées à toutes sortes de noms.
Vous pouvez quand même continuer à m’appeler Éric.
Cet article est tiré de notre spécial Anonymat en vente sur notre boutique!